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A propos des machines hypocondriaques  (Extraits)

Par Anthony Lenoir - 2011

A propos des machines hypocondriaques  (Extraits)

Par Anthony Lenoir - 2011

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S'intéresser aux objets peut très vite devenir une expérience périlleuse pour l'artiste, surtout lorsqu'il regarde dans le rétroviseur et aperçoit Marcel Duchamp. Ce n'est pourtant pas ce qui effraye Johan Parent qui continue de proposer différentes installations ou situations dans lesquelles l'objet prend en otage les inconscients, comme ses « Machines hypocondriaques » qu'il s'agit ici de définir. Lorsque Johan Parent donne une définition, il évoque une « locution désignant la généralisation d'un ensemble de dysfonctionnements d'objets et de pratiques » qui interrogerait le « champ d'interactions des objets avec le monde extérieur ».
 

Si l'on en croit Gérard Wajcman, dans son ouvrage L'objet du siècle, le travail de Duchamp, et plus particulièrement La roue de bicyclette, aurait rendu l'objet parfaitement inutile à l'œuvre d'art puisque celle-ci serait devenue essentiellement discours. C'est dans cette idée, libéré de sa fonction esthétique, dévitalisé puis revitalisé aussitôt pour « ouvrir au désir potentiel », que l'objet de Johan Parent achève le travail entamé par Marcel Duchamp pour entreprendre sa libération totale. Fort de la déconstruction progressive de sa fonction et de sa dépendance à l'homme, l'objet a désormais repris l'entière possession de son être et nous en tient informé. C'est ainsi que l'on peut observer dans Persistance, une série de néons qui continuent d'éclairer avec vigueur alors même que l'alimentation est coupée ; les fils électriques pendent le long du mur blanc.

Désormais détachés de ce qui rendait encore nécessaire la présence de l'homme — la fabrication et la répartition de l'électricité – ces néons deviennent incontrôlables puisqu'uniques décideurs de leur capacité à produire de la lumière. Nous assistons à l'aboutissement d'un des concepts les plus importants de la modernité industrielle : l'automatisme. La modernité a tenté de rendre le plus autonome possible les objets qu'elle fabriquait tout en gardant une forme de pouvoir en leur maintenant un caractère mécanique, permettant, comme le montre Jean Baudrillard, de « fasciner en toute sécurité ». S'il montre que l'homme a engagé son retrait au niveau esthétique, il estime également que ce qu'il a fini par « projette[r] dans les objets automatisés, c'est l'autonomie de sa conscience, son pouvoir de contrôle, son individualité propre, l'idée de sa personne ». L'homme aurait donc petit à petit rendu une forme d'humanité aux objets, ce que Johan Parent définira plutôt comme une forme d'autonomie révélée dans les « performances d'objets » qu'il propose.

Qu'il s'agisse d'installations, vidéos ou dessins, l'artiste crée ce qu'il nomme des « performances d'objets » dont le médium se définit par nécessité. De ses sculptures évolutives comme La machine détraquée qui se développe petit à petit dans l'espace — image peu flatteuse pour la société de consommation d'une caisse enregistreuse débordée par l'exubérance de son ruban , aux vidéos qui enregistrent et rendent compte des agissements des objets dans une approche cinématographique, Johan Parent développe une pratique protéiforme qui met en évidence le changement de statut de l'objet dans notre société.

Lorsque Gilles Lipovetsky s'intéresse à la société européenne des années 2 000 dans « Le bonheur paradoxal », il relève que sur les 20 000 nouveaux produits qui sont proposés chaque année, environ 90% tombent dans les oubliettes de la grande consommation, alors que dans le même temps s'engage un raccourcissement du temps de vie des œuvres qu'il définit comme une « espèce de culture en « flux tendu » ».
On peut alors comprendre la réaction des objets qui, devenus pensant avec Marcel Duchamp – Wajcman reconnaît en Marcel Duchamp l'inventeur des « formes-qui-pensent » – ont pris conscience de cette évolution leur permettant d'accéder à une forme de libération.

C'est également le temps qui est mis en tension par les performances de Johan Parent. Lorsque la pièce se remplit de fumée, c'est tout autant le délai qui nous sépare de la suffocation qui s'égrène devant nous qu'un moment de contemplation qui nous est offert. Comme dans la scène inaugurale du Pont du trieur où la fumée d'une cigarette est le seul témoin d'une présence humaine, la fumée des Combustion, Fog, ou Sans (bleu, blanc, rouge) confère à l'atmosphère de la pièce une présence aussi apaisante que repoussante.
Le ralentissement du temps par l'avancée de la fumée vient bloquer le regardeur mais avant tout l'objet dans son inévitable péremption, dans son « obsolescence programmée » à la manière du formol qui, cela dit en passant, compose en partie les gaz d'échappement ou la fumée de cigarette.

Tout en sachant que Johan Parent enferme ses moteurs dans de l'huile de moteur pour les contraindre à l'éternité dans un demi-sommeil, rappelons que Marcel Duchamp préconisait à l'artiste un état d'« anesthésie complète » dans le choix des ready-mades. Ce sont finalement les objets qui ont opté pour cette anesthésie en reprenant le contrôle d'eux-mêmes et celui de l'environnement qu'ils habitent. Il n'est pas question pour eux de dépérir comme la matière vivante des installations de Michel Blazy mais bel et bien de survivre à ce que notre société leur inflige.

Tout comme le jeu avec le temps, l'autonomie acquise par l'objet rend inconfortable la position du regardeur car elle lui ôte ce que Jean Baudrillard définit comme une « gestuelle de contrôle » que l'homme doit conserver sous peine de provoquer un dysfonctionnement mental du système des objets. Ce système est établi autour de deux fonctions qui leur est inhérente : « l'une qui est d'être pratiqué, l'autre qui est d'être possédé ». Johan Parent ajoute une troisième fonction qui vient déstabiliser cette théorie et notre quotidien, celle d'être libéré, autonome, d'être une « machine hypocondriaque ».

Dans son texte sur les ready-mades, Marcel Duchamp rappelait l'importance du regardeur qui participe à la légitimation du choix de l'artiste. Chez Johan Parent il n'est plus question de cet accord puisque l'objet n'en a plus besoin. C'est ainsi que les Chaises musicales ont acquis le droit de participer au concours de danse aux côtés de Jane Fonda et Michael Sarrazin, ou que les Karshers peuvent désormais chorégraphier leur longue nuit d'hiver dans une relecture de Fantasia. Mais Johan Parent n'a rien de l'apprenti sorcier ou de l'animateur de They shoot horses, Don’t they?. Si on peut lui reprocher quelques agissements, ce n'est certainement pas d'avoir conçu des machines démoniaques mais plutôt de leur avoir rendu leur potentiel.

Pour voir sortir Marcel Duchamp du rétroviseur, il faut nous intéresser aux titres des œuvres de Johan Parent. À la différence du premier dont les titres étaient une couleur ajoutée aux ready-mades, ceux-de Johan Parent ne sont que la désignation de l'effet qu'ils produisent, de l'acte auquel nous assistons. C'est ainsi qu'une bouche d'aération qui régurgite une trace d'huile sur un mur blanc devient une Défécation, qu'une série d'ordinateurs aux écrans pris de frénésie blanc sur blanc s'intitule Convulsion et que des bobines VHS qui tombent du plafond ne sont qu'une Cascade. La liberté d'ornementation par le titre, habituellement réservée à l'artiste, se trouve réduite par l'attitude directive de l'objet. […]

1 - 4    S.O.M (Société d'Objets Motorisés) - 2008 - Dessin 21x29,7cm (x45)

5 - 7    Machine formolisée - 2010 - Bocal, huile, moteur 

8 - 9    Marathon - 2008 - vidéo en boucle - dispositif de présentation variable

9 - 10    Self lavage - 2015 - vidéo HD 2,50 min - dispositif de présentation variable

[Self lavage]

2015 - Vidéo HD 2,50 min

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Self Lavage est une courte vidéo qui montre la mise en service, à vide, la nuit, d’une station de lavage automobile. Le kärcher se déclenche en rythme, comme un spectacle de danse. Cela renvoie aux premières créations machinistes du début du 20e siècle, comme le film « Le Ballet mécanique » de Fernand Léger (1924), qui relevait d’une fascination de l’époque pour les objets manufacturés et pour un idéal d’harmonie entre l’homme et la machine. Mais ici le ballet se fait sans l’homme, la machine a conquis son autonomie, jusqu’à l’absurde. L’action est désormais dépourvue de finalité et de temporalité : le déclenchement nocturne du dispositif fait basculer un fonctionnement banal vers l’inquiétant et le sauvage, dans un « décor urbain » que l’on ne contrôle plus.